VERS DES HABITUDES ALIMENTAIRES LOCALES PLUS SAINES ET DURABLES

Sur les 5 dernières années, la ville de Mouans -Sartoux a réduit l’impact carbone de ses habitants de plus de 20% ! Mobilité ? Habitat ? Non, en changeant les habitudes alimentaires de ses habitants qui ont réduit considérablement la consommation d’aliments industriels transformés, réduit la viande et doublé la consommation de produits bios comparé à la moyenne française ! 

Cantine bio locale, l’école de l’alimentation saine et durable à Mouans-Sartoux (crédit photo Mouans-Sartoux) 

“A Mouans-sartoux, on ne se demande pas est-ce qu’il se passe quelque chose aujourd’hui sur l’alimentation, mais qu’est-ce qu’il y a ? …parce que tous les jours la ville organise quelque chose !”[1] L’enthousiasme de Delphine Boissin, du Comité de parents d’élèves d’une des 3 écoles primaires de la ville est significatif de ce que l’on pourrait appeler un “écosystème local de l’alimentation saine et durable”. Mouans-Sartoux, chef de file du Réseau de Transfer URBACT BIOCANTEENS[2] est surtout connue pour ces 3 cantines qui servent tous les jours 1000 repas bio auto-produits en majeure partie par sa régie agricole municipale. Mais au-delà de ces fleurons qui font la renommée internationale de cette petite ville d’environ 10 000 habitants, située sur la Côte d’Azur française entre Cannes, Grasse et Antibes, ce que souligne Delphine Boissin c’est que son petit garçon vit dans un environnement où l’alimentation de qualité est une préoccupation permanente et généralisée et que c’est cela qui le mènera à adopter au cours de sa vie des habitudes alimentaires plus saines et durables !    

UN ÉCOSYSTÈME LOCAL DE L’ALIMENTATION SAINE ET DURABLE

Routines quotidiennes, persistance des habitudes, addiction au confort, etc. la transition des pratiques de consommation se heurte à des résistances importantes de la part des citoyens et, comme le rappelle le sociologue Claude Fischler, dans l’Homnivore[3], cette résistance est tout particulièrement forte pour l’alimentation. C’est le phénomène de “l’incorporation” : au-delà de marquer un style de vie, de conférer une identité culturelle, religieuse, la nourriture constitue le corps du mangeur. Changer ses pratiques alimentaires est une remise en question profonde de qui nous sommes. S’y attaquer représente un défi majeur pour la transition durable à laquelle les villes européennes sont confrontées aujourd’hui.  

Les sciences comportementales qui étudient les facteurs de résistance au changement insistent sur la nature systémique des conditions de transformation des pratiques de consommation. Différents modèles issus de ces recherches peuvent être utilisés par les pouvoirs publics pour définir une palette d’actions équilibrées. On peut retenir la grille de lecture simple suivante : pour adopter une alimentation plus saine et durable, les citoyens doivent être conscients de son importance tant pour leur santé que pour la réduction de l’impact sur l’environnement (dimension de motivation), ils doivent pouvoir accéder à une alimentation saine et équilibrée à proximité (dimension de capacité) et enfin ils doivent rencontrer des occasions dans leur vie, leur quartier de changer de pratiques (dimension d’opportunité). 

Cet article passera donc en revue les principaux points de l’écosystème alimentaire local et leur rôle dans la transformation des comportements alimentaires. Il prendra appui sur le cas de plusieurs villes pour illustrer les multiples points d’entrée dans cet écosystème. 

(RE)ENGAGER LA POPULATION AVEC L’ALIMENTATION

Le temps de préparation quotidien des repas pour une famille de 4 personnes était dans les années 60 en moyenne de 4 heures. Il est tombé aujourd’hui à à peine plus de 15 minutes. Cet apparent gain en efficacité et en praticité masque en fait une perte progressive des capacités culinaires domestiques : surgelés, plats cuisinés, take-away… comme le soulignaient déjà des villes comme Bristol, Bruxelles ou Lyon engagées entre 2012 et 2014 dans le réseau URBACT Sustainable Food in Urban Communities[4], une partie croissante de la population est profondément désengagée de son alimentation !

Cuisine solidaire commune partagée au sein de la “Halle gourmande”, projet UIA Tast’in Fives Cail (crédit photo  projet UIA Tast’in Fives Cail )

Face à ce désengagement, les villes cherchent à mettre en place des programmes éducatifs dans les écoles, les centres sociaux et les lieux publics pour sensibiliser les habitants aux avantages d’une alimentation saine et durable. 

A Lille le projet Urban Innovative Action Tast’in Fives Cail[5] comportait la mise en place d’un écosystème d’activités alimentaires organisées autour d’une “halle gourmande”, une “cuisine solidaire” commune et partagée, un incubateur autour des métiers de la cuisine, etc.

Les simples actions d’éducation et de sensibilisation sur la nutrition, la prévention de la malbouffe ou l’impact des filières agricoles conventionnelles sur la santé ou l’environnement, etc.  sont nécessaires pour motiver mais pas suffisantes pour transformer durablement les habitudes alimentaires. L’enjeu pour les villes est de remettre les citoyens en capacité par l’organisation d’ateliers de cuisine, de visites de fermes urbaines, d’événements culinaires mettant en valeur les produits locaux, etc. 

Chaque ville cherche quels atouts locaux valoriser pour mieux concerner sa population avec l’alimentation. Lyon par exemple, fait levier dans son plan alimentaire Territorial[6] sur son riche patrimoine gastronomique, impliquant ses chefs renommés et ses institutions culinaires pour éduquer les enfants dès le plus jeune âge à une alimentation de qualité, pour organiser des démonstrations culinaires sur les marchés alimentaires de rue avec des chefs démontrant ce que l’on peut faire avec les ingrédients des étalages alentours, pour revisiter les recettes traditionnelles afin de  réinventer une gastronomie plus végétale, légère et durable.  

A l’inverse, dans un contexte moins centré sur une culture alimentaire forte à Helsinki, le Ministère de l’environnement mène des actions sur la revitalisation de la culture alimentaire traditionnelle et la promotion des produits du territoire “parce qu’il faut d’abord que les gens soient intéressés par l’alimentation avant de pouvoir changer leurs habitudes de consommation pour une alimentation plus saine et durable”[7]  

FACILITER L’ACCÈS À UNE ALIMENTATION SAINE ET DURABLE

“ici la plupart des familles qui viennent nous voir n’ont jamais acheté un légume frais de leur vie, ils ne sauraient pas quoi en faire et de toute manière s’ils n’ont pas de moyen de transport, des légumes frais dans le quartier on n’en trouve pas…” Pour le Hartcliffe Health & Environment Action Group (Hheag), qui anime des cours de cuisine dans le centre social du quartier de Hartcliffe à Bristol[8], le changement des habitudes alimentaires passe aussi par l’assurance d’un accès à une alimentation de qualité sur l’ensemble des quartiers de la ville. Pour cela les villes peuvent encourager l’installation de marchés de producteurs locaux, de magasins d’alimentation biologique et de coopératives alimentaires dans différents quartiers. Ces initiatives offrent aux habitants un accès plus facile à des aliments frais, de saison et produits localement, favorisant ainsi une alimentation plus saine et réduisant la dépendance aux produits transformés et aux aliments importés. Le soutien à des épiceries sociales et solidaires, des réseaux de vente directe, des magasins participatifs ou des projets plus ambitieux comme l’expérimentation de dispositifs type sécurité sociale alimentaire locale, permettent aux populations précarisées de changer leur alimentation pour plus de qualité.

En droite ligne des thèses de Carolyn Steel dans son ouvrage Hungry City: How Food Shapes Our Live[9], des villes comme Montpellier, Lyon ou Lille intègrent la dimension alimentaire dans leur planification urbaine en favorisant l’accessibilité aux marchés alimentaires, l’installation de commerces alimentaires de proximité, la création de restaurants proposant une cuisine locale et durable, l’aménagement d’espaces verts propices à la production alimentaire et la préservation des terres agricoles en périphérie de la ville. Milan a mis en place des « Food Districts » dans différents quartiers de la ville, des zones dédiées à la promotion de la gastronomie locale, de l’agriculture urbaine et des produits alimentaires de qualité. Toutes ces approches visent à rendre l’alimentation plus accessible et plus visible dans l’espace urbain.

Au sein de sa stratégie alimentaire “Good Food”[10], la Région Bruxelles-capitale met l’accent sur la valorisation de la diversité culinaire en soutenant une multitude d’initiatives comme par exemple le projet Green Canteen[11] de « catering social » associé à des « ateliers de cuisine » et des « repas solidaires » ou des formations pour les professionnels du secteur de la santé et du social parlant de l’alimentation adaptée à la diversité sociale et culturelle de leurs publics[12]. Changer les habitudes alimentaires implique pour les villes de prendre en compte la diversité des populations. Pour chaque communauté culturelle, la préservation des traditions culinaires, le respect des interdits alimentaires, l’organisation de filières spécifiques d’approvisionnement en produits traditionnels et de magasins de distribution spécifiques, etc. sont des vecteurs identitaires forts à prendre en compte et à activer pour que l’évolution vers une alimentation plus saine et durable soit une réalité pour toutes et tous.  

Projet Green Canteen articule un service de restauration à prix libre, pour des citoyens et des institutions qui œuvrent pour des projets sociaux, des « ateliers » lieux de rencontre, de partage et d’apprentissage d’une cuisine saine, respectueuse de l’environnement et enrichie de références culturelles diverses et des « repas solidaires » tables d’hôte organisées en soutien à des projets et manifestations pour une société plus juste (Photo credit Green Cantine van Brussels)

PARTICIPER À LA GOUVERNANCE ALIMENTAIRE

Bien qu’elles aient peu de compétences officielles en matière d’alimentation, les villes, confrontées à la précarité alimentaire de leurs populations, aux impacts de la malbouffe sur la santé ou à la volonté de leur population de conserver une souveraineté vis-à-vis de leur alimentation… cherchent à actionner les leviers en leur possession pour changer les pratiques alimentaires. Elles adoptent des politiques et des réglementations qui favorisent la production, la distribution et la consommation d’aliments sains et durables comme par exemple des normes strictes en matière de restauration collective, des restrictions sur la publicité des aliments malsains et des incitations fiscales pour les entreprises alimentaires respectueuses de l’environnement.

Lancement du Conseil de Politique Alimentaire le 8 décembre 2022. Initié par la Ceinture aliment-terre liégeoise, les 24 communes de l’arrondissement rassemblées au sein de Liège-Métropole, et l’Université de Liège , le CPA a pour objectif de coordonner les différentes initiatives qui tendent vers un développement du secteur de l’alimentation durable sur le territoire (crédit photo Conseil de Politique Alimentaire Liège-Métropole)

A Liège, plus de 400 parties prenantes de l’alimentation saine et durable comme des fermes urbaines, des jardins communautaires, des exploitations agricoles périurbaines, des coopératives alimentaires, etc. ont créées il y a une quinzaine d’années la Ceinture Aliment-terre Liégeoise[13]. La ville s’appuie sur cette force de la société civile pour favoriser la production alimentaire à petite échelle dans les zones urbaines et périurbaines, réduisant ainsi la dépendance aux importations alimentaires et soutenant les producteurs locaux. En 2022 elle fonde le Conseil de Politique Alimentaire[14]. Pour construire leur gouvernance alimentaire, les villes se dotent d’instances participatives composées d’experts, d’acteurs de la société civile et de représentants des citoyens, qui ont pour effet de renforcer l’implication des populations dans la gestion de leur alimentation. 

Les cantines scolaires et les restaurants de l’administration municipale ont un rôle très important à jouer pour activer les bonnes pratiques alimentaires. Les cantines des 3 écoles primaires de Mouans-Sartoux sont pour les élèves une véritable école de l’alimentation saine et durable : implication des enfants avec les cuisiniers pour atteindre le “0-déchet”, démonstration que les économies réalisées dans la réduction du gâchis alimentaire permettent de financer une alimentation bio de qualité, expérience tangible pour les enfants du projet de souveraineté alimentaire de la ville quand ils cueillent à la ferme municipale les fruits et légumes qu’ils mangeront à la cantine, etc. L’expérience des enfants s’étend à l’ensemble des familles qui, par exemple, vont jusqu’à reproduire les bonnes recettes de la cantine pour cuisiner à la maison des plats à la fois sains, durables et appréciés des enfants.   

POUR PRODUIRE QUELS EFFETS ?

Mais est-ce que tout cela marche et quels sont les effets produits en termes de transformation des habitudes alimentaires ? Les villes commencent à partager les résultats de l’évaluation de leurs stratégies de transition alimentaire. Par exemple, la Région Bruxelles capitale réalise des sondages sur l’évolution des comportements des Bruxellois en matière d’alimentation durable[15] au démarrage, à mi-parcours et au moment du renouvellement de sa stratégie Good Food 1, faisant état des progrès sur de multiples dimensions de l’écosystème alimentaire local touchant le changement des habitudes alimentaires comme, le succès de l’autoproduction citoyenne, la labellisation des cantines et des restaurants, la valorisation des circuits courts et la diffusion d’une offre de qualité dans les commerces alimentaires. 1/3 des 1000 bruxellois interrogés en 2016, 2018 et 2020 déclarent avoir changé sur ce laps de temps leurs façons de manger pour consommer beaucoup d’aliments durables mais cette évolution peine à toucher les publics plus fragilisés, le prix de l’alimentation saine et durable restant l’obstacle majeur pour près des 3/4 de la population.   

A Mouans-Sartoux, l’étude[16] citée en début d’article qui porte sur la période 2017-2022 montre les avantages systémiques liés au développement de pratiques plus durables au sein des systèmes territorialisés : l’alimentation représente en moyenne 2t de carbone par personne et par an en France, elle n’est que d’environ 1,17t à Mouans-Sartoux. Le régime alimentaire moyen des habitants a un impact de 43% comparé à la moyenne nationale et le nombre d’habitants mangeant moins de viande a augmenté de 85%. 

Enfants des écoles primaires de Mouans-Sartoux qui participent à la ferme municipale de la ville à la récolte des légumes qu’ils mangeront bientôt à la cantine (crédit photo ville de Mouans-Sartoux) 

La transformation des habitudes alimentaires suppose d’activer l’ensemble de l’écosystème local de l’alimentation saine et durable : motiver la population en lui permettant de participer activement à la mise en place de la gouvernance alimentaire de la ville, donner l’opportunité d’un accès facilité à une alimentation saine et durable pour toutes et tous, reconstituer les capacités de chacun à produire, préparer, cuisiner et goûter sa nourriture.  

Les villes font levier sur leurs atouts et leur capital en matière d’alimentation pour activer à la fois toutes ces dimensions de leur écosystème alimentaire. Cet article montre la variété des points d’entrées possibles : les cantines bios et locales comme à Mouans-Sartoux[17], la tradition gastronomique comme à Lyon, la revitalisation de la culture alimentaire de quartier comme à Lille[18], la participation citoyenne et la sensibilisation aux enjeux alimentaires comme à Liège[19], la valorisation de la diversité culinaire comme à Bruxelles[20], un engagement coordonné des acteurs et de la société civile comme à Bristol[21]. D’autres points d’entrées systémiques sont aussi envisageables : les marchés alimentaires comme hub de l’alimentation de qualité dans les quartiers comme à Lisbonne[22] et à Cagliari, le développement d’une agriculture urbaine et périurbaine comme à Montpellier, les approches différenciatrices pour une alimentation durable et solidaire comme à Milan, la promotion de l’apiculture urbaine comme à Ljubljana[23], la mise en valeur des jardins potagers communautaires comme à Rome[24], etc. 

Ces points d’entrée sont importants pour enclencher la transition des pratiques alimentaires des populations et ont pour vocation de subsister comme une dominante, à condition de faire émerger toutes ces dimensions à la fois, soit un écosystème complet équilibrant motivations, capacités et opportunités à changer ses habitudes alimentaires.  


[1] Entretien conduit dans le cadre de la réalisation de la Transfer Study du réseau de transfert URBACT BIOCANTEENS octobre 2018 https://www.dropbox.com/s/i9notv7duip9ri4/BIOCANTEENS_181001_Transferability%20Study_FINAL%20TO%20BE%20SUBMITTED.pdf?dl=0

[2] BioCanteens #1: https://urbact.eu/networks/biocanteens et BioCanteens #2: https://urbact.eu/biocanteens2

[3] Fischler Claude, L’Homnivore, Ed Odile Jackob, Paris, 1990.

[4] https://urbact.eu/networks/sustainable-food-urban-communities

[5] https://www.uia-initiative.eu/en/uia-cities/lille

[6] https://www.grandlyon.com/actions/projet-alimentaire-du-territoire-lyonnais

[7] Entretiens dans la cadre de la Policy Meets Research Workshop, Vienna 12/0/5/2011, H2020 CORPUS, The SCP Knowledge Hub, https://cordis.europa.eu/project/id/244103/reporting

[8] Baseline Study of the Action Planning Network URBACT Sustainable Food in Urban Communities, 2013-2015 https://urbact.eu/networks/sustainable-food-urban-communities 

[9] Steel, C. 2013. Hungry City: How Food Shapes Our Lives. Vintage UK 

[10] https://goodfood.brussels/fr?domain=cit

[11] https://goodfood.brussels/fr/contributions/green-cantine?domain=cit

[12] https://rencontredescontinents.be/Nouvelle-Formation-Good-Food-Passiflore

[13] https://www.catl.be

[14] https://liege-metropole.be/actions/conseil-politique-alimentaire/

[15] https://goodfood.brussels/fr/content/evaluation-de-la-strategie-good-food-2016-2020?domain=cit

[16] Etude menée dans le cadre de la thèse d’Andrea Lulovicovà : Évaluation environnementale des systèmes alimentaires territoriaux : Apports de l’analyse du cycle de vie territoriale à la construction et à l’évaluation des processus de reterritorialisation durables des systèmes agroalimentaires en France (https://www.theses.fr/s316351) à l’université Côte d’azur et financé par l’ADEME (www.ademe.fr)

[17] https://urbact.eu/articles/biocanteens-how-one-city-went-100-organic-without-spending-any-more

[18] https://www.uia-initiative.eu/en/uia-cities/lille

[19] https://liege-metropole.be/actions/conseil-politique-alimentaire/

[20] https://goodfood.brussels/fr/content/evaluation-de-la-strategie-good-food-2016-2020?domain=cit

[21] https://www.feedingbristol.org/introducing-a-one-city-food-equality-action-plan-2023-26/

[22] https://urbact.eu/networks/urbact-markets

[23] https://urbact.eu/networks/beepathnet

[24] https://urbact.eu/networks/rurban